Chaque mois, un·e rédacteur·ice vous propose de revenir sur un film qu’iel considère comme culte. Classique panthéonisé ou obscure pépite disparue des circuits traditionnels de diffusion, le film culte est avant tout un film charnière dans le parcours cinéphile de chacun·e. Après Nocturama en juin, le mois de juillet met à l’honneur Les Chaussons rouges (1948) de Michael Powell et Emeric Pressburger.
Dans la compagnie de ballet de l’exigeant Boris Lermontov, un jeune compositeur, Julian Craster, est chargé de composer une adaptation du conte des Chaussons rouges de Hans Christian Andersen. Le rôle principal du ballet doit être tenu par l’ambitieuse Victoria Page, nouvelle venue dans la troupe. Les deux prodiges tombent amoureux, au grand dam de Lermontov qui considère que l’art requiert une dévotion totale.
Au cœur du Blitz
Michael Powell, natif du Kent, a fait ses gammes en travaillant avec Rex Ingram puis Alfred Hitchcock. Il débute sa carrière de réalisateur avec À l’angle du monde en 1937. Sous la houlette du producteur Alexander Korda, il tourne en 1938 L’Espion noir, un film d’espionnage qui se déroule durant la Première Guerre mondiale. C’est pour ce film qu’Emeric Pressburger, jeune scénariste juif hongrois qui comme tant d’autres a fui le nazisme, collabore pour la première fois avec Powell. Le film sort en 1939, alors que la Seconde Guerre mondiale est inéluctable.
Powell collabore ensuite avec Korda sur d’autres projets — des coréalisations — tels que Le Voleur de Bagdad ou Le Lion a des ailes, tandis que l’association avec Pressburger se construit essentiellement autour de l’actualité internationale. Ainsi Espionne à bord en 1940, 49ème Parallèle en 1941 — avec le soutien du ministère anglais de l’Information — et Un de nos avions n’est pas rentré en 1942.
En 1943, le duo s’attire l’ire de Winston Churchill lui-même avec Colonel Blimp, splendide fresque en Technicolor qui raconte l’amitié entre un officier anglais et un officier allemand au cours des différents conflits de la première moitié du XXème siècle. Après la guerre, Powell et Pressburger acquièrent leur indépendance à travers la société The Archers. Ils font preuve d’une créativité sans limite, jouent avec les mythes et les légendes pour couvrir la réalité d’un voile onirique : Une question de vie ou de mort en 1946, Le Narcisse noir en 1947 et enfin, Les Chaussons rouges en 1948.
C’est un scénario que Pressburger a écrit plusieurs années auparavant. Celui-ci le ressort de ses tiroirs pour le présenter à Powell, qui accepte de travailler sur ce film. Ce sera autant une mise en abyme de la création d’un ballet — et l’analogie avec la réalisation d’un film est loin d’être interdite — qu’une adaptation très libre du conte d’Andersen, l’histoire de cette jeune fille dont les souliers couleur sang l’empêchent de cesser de danser.
Une histoire de famille
Le film apparaît comme l’apothéose d’un collectif d’acteurs et d’une flopée de brillants artisans qui se connaissent bien pour avoir déjà collaboré avec le duo des Archers. Côté acteur, on retrouve ainsi Anton Walbrook — autre réfugié du nazisme, déjà vu dans 49ème Parallèle et Colonel Blimp — dans le rôle de Lermontov, ainsi que Marius Goring — L’Espion noir et Une question de vie ou de mort — dans le rôle de Julian Craster.
Jack Cardiff, d’abord jeune assistant repéré par Powell lors du tournage de Colonel Blimp qui s’est imposé comme un directeur de la photographie expert en Technicolor trichrome, sera assisté de Christopher Challis au cadre, qui lui-même deviendra par la suite directeur de la photographie “titulaire” des Archers. Hein Heckroth, peintre et décorateur qui a auparavant travaillé dans le monde de l’opéra, reprend un poste déjà occupé pour Une question de vie ou mort et Le Narcisse noir. Brian Easdale, qui avait déjà composé la musique de ce dernier, rempile en composant la sublime et entraînante musique du ballet, composée par Craster dans le film. Ces deux derniers recevront par ailleurs les seuls Oscars récoltés par le film.
L’apport supplémentaire vient de la farouche volonté de Powell d’engager de grands talents de la danse. Robert Helpmann joue l’un des danseurs et chorégraphie l’ensemble du film, sauf les parties du légendaire Léonide Massine — le rôle du cordonnier dans le ballet et celui du chorégraphe dans le film. Ludmila Tcherina joue le rôle d’Irina Boronskaja, que remplace Victoria Page. Pour cette dernière, ce sera Moira Shearer, danseuse de la Sadler’s Wells Opera Ballet. Craignant pour sa carrière de danseuse, activité qui était sa réelle passion, Shearer a rechigné à accepter le rôle. Pourtant, elle tournera à nouveau pour Powell dans Les Contes d’Hoffman en 1951— un autre rôle très dansant — puis dans Le Voyeur en 1960.
Éloge de l’artifice
Alors que quelques centaines de kilomètres au sud de Londres, les Italiens apportent la modernité cinématographique avec le néoréalisme, Powell et Pressburger font tout à fait l’inverse en parant l’après-guerre de couleurs et de féerie. Pourtant, plus que du spectacle, il est question des coulisses et des différentes tensions qui constituent sa création. Les interactions entre les concepteurs et artistes — l’impresario, le compositeur, le chef d’orchestre, le chef décorateur, le chorégraphe, ainsi que les danseurs et danseuses — mêlent ainsi camaraderie, jalousie et rivalité, comme ce fut le cas sur le tournage du film entre Helpmann et Massine, dont les rôles de chorégraphes et danseurs s’inversent dans le film.
Au cœur du long-métrage, une audacieuse séquence d’une quinzaine de minutes vient mettre le récit du film en pause : il s’agit de la première du ballet des Chaussons rouges. Poème onirique fait d’images et de sons, la séquence rompt avec l’espace filmique vu jusqu’à présent pour plonger dans la fiction du ballet, sans l’intermédiaire du public dans la salle. Usant de nombreuses surimpressions, la caméra dépasse l’expérience frontale du spectacle pour aller presque danser avec les personnages, accompagnant et épousant leur grâce. Les décors baroques et flamboyants de Hein Heckroth s’enchaînent avec magie et fluidité, sublimés par la lumière exceptionnelle de Jack Cardiff, décuplant l’élégance de cette séquence. Le spectacle est enivrant, total.
Les couleurs du film sont éclatantes et flamboyantes, faisant un lien immédiat entre théâtralité et vie réelle qui semblent se confondre. À la couleur des cheveux de Moira Shearer répond la couleur des souliers qu’elle porte dans le ballet, avant que ceux-ci ne finissent par dépasser le cadre de la fiction.
Danse funéraire
Le revers de la médaille est en effet bien plus sombre. Plus que de concrétiser les enjeux de la première partie du film — l’éclosion de la danseuse et du compositeur, jusqu’à la première de « leur » création artistique — le ballet des Chaussons rouges épouse le point de vue de Vicky Page. Les apparitions imaginées de Lermontov et Craster au cœur du spectacle mettent en valeur le dilemme cornélien et tragique à venir, qui apparaît désormais très clairement pour la danseuse. Le rêve se transforme en cauchemar, comme le présagent ces corps inertes qui s’effondrent alors que Vicky Page, chaussées de ses souliers rouges, poursuit ses pas.
La question centrale du film est donc celle du rapport entre l’amour et la création, personnifiée dans le triangle composé par Lermontov, Page et Craster. Lermontov est un control-freak impitoyable et possessif qui attend une implication totale, un abandon de soi de la part de l’ensemble de la troupe. À ses dires, la vie compte autant, sinon plus, que la danse, à côté de laquelle rien ne peut exister — et certainement pas l’amour. Il n’y a qu’à voir la sensualité avec laquelle il caresse une statue de pied chaussée de sa ballerine — un objet de pierre inerte, arraché de la jambe qui lui donnerait un semblant de vie.
Et lorsque se noue l’inévitable relation amoureuse entre ses deux poulains, qu’en somme, la nature humaine le rattrape, c’est de la même main qu’il brise un miroir, morcelant au passage son reflet. Ce personnage tyrannique et obsessionnel se situe en réalité quelque part entre Diaghilev, fameux imprésario qui fit la renommée en Europe des Ballets russes au début du siècle, et Korda, ce producteur auquel les Archers ont eu affaire au début de leur carrière, ce qui parachève le parallèle entre cinéma et ballet, entre spectacle et réalité.
Sous les couleurs, la noirceur
La tragédie de Victoria Page se noue dans le choix impossible, et finalement très moderne, entre la folie de Lermontov et la perspective du foyer offerte par Craster. Aucune de ces deux voies n’est en définitive satisfaisante pour elle, puisque chacune demande le sacrifice de l’autre. Lorsqu’elle cesse de collaborer avec le Ballet qui a fait sa renommée, elle ne trouve guère de nouvelles opportunités pour poursuivre sa passion. Alors que son mari continue à exercer son activité de compositeur dans d’autres contextes, Lermontov flaire la possibilité de la convaincre de revenir au sein de la compagnie. À l’image des scènes finales, Victoria Page est prise en étau entre ces deux hommes, et de ce fait, condamnée.
Les Chaussons rouges est une fable cruelle et sombre qui interroge sur le rapport sacrificiel que beaucoup alimentent et promeuvent dans le milieu artistique. La créativité débordante et l’élégance du binôme adoucissent un propos nettement actualisé par rapport à la morale puritaine que pouvait porter le conte d’Andersen, mais n’enlèvent rien à sa portée enchanteresse. De Palma, Scorsese vouent un culte à ce film, dont les descendants pourraient être Showgirls de Paul Verhoeven et Black Swan de Darren Aronofsky.
Les Archers poursuivront dans la voie du film de danse sophistiqué avec Les Contes d’Hoffman en 1951, adapté d’Offenbach. Réunissant à nouveau Moira Shearer, Ludmila Tcherina, Léonide Massine et Robert Helpmann, c’est un film un peu plus difficile d’accès. Les coulisses disparaissent pour laisser toute la place à l’adaptation de l’opéra. Au programme : récitatifs, imagerie baroque, costumes élaborés et matte-painting volontairement très artificiels.
Les Chaussons rouges de Michael Powell et Emeric Pressburger, est disponible en DVD et Blu-ray chez Carlotta, ainsi qu’en location sur LaCinétek.
L’article LE FILM CULTE – « Les Chaussons rouges » : Amère beauté a été publié sur Maze.